Des mobiles et des hommes

Le 28 juin 2012

Info, intox, expertises et boules puantes : la guerre fait rage autour de Free Mobile, quatrième opérateur lancé il y a bientôt six mois. En une seule et grande infographie, Owni vous raconte les dessous et les batailles de ce conflit sans merci, duquel il est dit que Bouygues Telecom s’apprêterait à annoncer un plan social dès juillet.

C’est une partie qui démarre sur les chapeaux de roues. Avant de sérieusement se corser. Récit de la quête du Saint-Mobile, dans l’impitoyable contrée des Télécoms, en un texte… et une infographie (voir en bas d’article), par Loguy.

L’Iliad et l’Odyssée

Le 10 janvier 2012, Xavier Niel, président d’Iliad et co-fondateur de Free, s’avance sur une estrade installée dans son QG, près du métro Madeleine à Paris. Casque-micro vissé sur la caboche, dégaine à la fois offensive et fébrile. Il ne lance pas Free Mobile : il le propulse tel un missile dans le monde des télécoms. Et au-delà.

Free frime

Free frime

Un Xavier Niel au bord des larmes, une communauté surexcitée sur Twitter et une couverture médiatique unanime. C’est le ...

“Rocket is on the launch pad”. Le mystérieux message, signe du lancement imminent du quatrième opérateur mobile français, circulait depuis quelques jours sur Internet et annonçait déjà la couleur. Chauffant à blanc l’attente de toute une communauté, les “freenautes”, déjà lancée dans un jeu de piste effréné, consistant à trouver les détails des futurs forfaits de Free Mobile. Énigme savamment orchestrée par l’opérateur : pas d’affiches ni de spots, juste quelques indices disséminés sous forme de lignes de code sur Internet. Miser sur le silence et la rareté pour faire monter la sauce. Jusqu’à l’explosion : la présentation des deux forfaits. L’“illimité” à 19,99 euros, le “social” à 2 : une rupture avec les pratiques du secteur.

Niel s’enflamme : Free Mobile est une affaire de transparence, de justice, de probité. “On vient pas là pour gagner de l’argent on vient là pour foutre le bordel.” Un marketing de robin des bois, de chevalier blanc, qui n’est pas sans rappeler une certaine marque à la pomme. Et qui marche. Vivas dans la salle et couverture médiatique euphorique. Free explose les highscores : carton d’audience pour les sites de presse en ligne, mais aussi affluence record sur la plate-forme commerciale de l’opérateur. Xavier Niel évoque le chiffre de 3 à 4 millions de demandes d’information. Le site tombe dans la journée. La machine à gagner Free Mobile est en surchauffe : c’est le début des bugs.

Fight !

Dès le surlendemain, l’organisme en charge du transfert des numéros des clients souhaitant changer d’opérateur (“le GIE portabilité”), annonce le triplement des demandes. Free, qui s’était engagé à livrer les cartes SIM sous 24 heures, ne peut tenir ses promesses. Embouteillage dans le traitement des dossiers, mini pépins techniques… les soucis s’accumulent et le ton change dans la presse, qui se fait le porte-voix des clients mécontents. Sous les articles, néo-Freenautes désabusés et Free-fans convaincus s’affrontent à coup de commentaires. De son côté, Xavier Niel met en cause la portabilité des numéros, accusant le GIE de mal faire son travail. Et crie au complot à mots à peine voilés :

Tous les moyens sont bons pour discréditer le petit nouveau […] mais nous sommes peut-être parano chez Free…

Free Mobile crie au complot

Free Mobile crie au complot

Free Mobile : mytho, parano ou réglo ? Xavier Niel semble débordé par le buzz qu'il a lui-même provoqué avec son offre ...

Il faut dire que la bataille commence à faire rage du côté des concurrents. Parallèlement aux couacs commerciaux, Free Mobile connaîtrait des dysfonctionnements techniques. Pire, son réseau ne serait conformes aux obligations que l’opérateur est censé remplir. Soit une couverture effective de 27% de la population française. Free, hors des clous ? La question enfle dans les médias. Les témoignages à charge “d’ingénieur des télécoms” pleuvent. Sans qu’il soit possible de démêler l’info de l’intox, la défaillance de l’enfumage. Expertises, contre-expertises, constats d’huissiers : le pouls des télécoms français bat au rythme de Free mobile. Complot ou non, le pari est d’ores et déjà gagné pour le petit dernier du secteur : mieux vaut la désinformation à l’indifférence.

Une confrontation sanglante dans laquelle Xavier Niel a été le premier à sonner la charge. Non content de briser leur rente de situation, il s’est moqué de ses concurrents, rappelant la condamnation d’Orange, Bouygues et SFR en 2005 pour entente, et mettant en doute leur virginité nouvellement acquise. Et prononçant cette phrase devenue célèbre :

Si vous ne passez pas chez Free Mobile, vous êtes des pigeons !

Une agressivité qui n’aurait donné suite à aucun procès. Et dont Xavier Niel serait revenu. A en croire une récente interview à Challenges, le patron de Free aurait raccroché les gants… ou presque, taclant encore les pratiques “inavouables” de ses camarades.

Player 1 : Orange, opérateur à papa

Seul épargné du pugilat, Orange. L’opérateur à papa, comme aime à le désigner Xavier Niel, a finalement été peu accroché dans la bataille. Parce qu’on ne tape pas sur celui qui, bon gré mal gré, vous soutient.

L’actuel patron d’Orange, Stéphane Richard, s’est lui-même montré bienveillant envers Free et son ambition de décrocher la quatrième licence mobile. C’était dans une autre vie, alors qu’il était directeur de cabinet de la ministre de l’Économie Christine Lagarde. Ce qui lui a tout de même valu quelques remerciements chaleureux de la part de Xavier Niel.

Sans compter qu’en concluant un accord d’itinérance avec Free, Orange a mis à sa disposition une infrastructure solide, sur laquelle le quatrième opérateur a pu s’appuyer pour parer à ses défaillances.

L’Arcep et Besson se disputent sur Free

L’Arcep et Besson se disputent sur Free

Free Mobile est officiellement le trublion du secteur des telecom. A tel point que l'autorité de régulation et le ...

Peut-être un peu trop : constatant qu’une grande partie du trafic de Free circulait par ses antennes, et redoutant que les pannes touchant ce dernier ne l’affecte aussi, Orange a fait les gros yeux, menaçant de rompre l’accord. L’affaire semble aujourd’hui apaisée, avec une réévaluation à la hausse des gains qu’Orange est susceptible de tirer de cette affaire. D’abord estimés aux alentours de 1 milliard, ils pourraient rapporter plus du double. Juteux pour l’opérateur historique, qui se défend de vouloir aider Free : “c’est la meilleure protection pour l’entreprise, ses salariés, ses actionnaires, que je pouvais trouver face à l’arrivée du quatrième opérateur”, explique Stéphane Richard.

Il n’empêche. Arroseur arrosé, les soupçons d’entente entre Orange et Free gonflent. Et Xavier Niel n’arrange rien, en présentant les deux opérateurs comme les plus “légitimes” du secteur. Orange comme historique un peu chicos, Free comme petit dernier provocateur. De quoi provoquer la colère de SFR, Bouygues et des autres joueurs de la partie télécom. Ils dégainent les coups spéciaux. Selon Le Parisien, une plainte serait déposée auprès de la Brigade financière. Et SFR réfléchirait à une action auprès de Bruxelles.

Arcep vs Besson

Face aux critiques visant son réseau, Free n’a pas non plus hésité à brandir la carte justice. “A compter de ce jour, Free Mobile attaquera en justice toute personne dénigrant la réalité de sa couverture (réseau) ou de ses investissements” tonne l’opérateur dans un communiqué en date de mars 2012. Une menace qui aurait selon lui eu son petit effet : aujourd’hui, la polémique sur la couverture de Free Mobile semble s’être dégonflée comme un soufflé mal cuit. Mais dans l’intervalle, elle a secoué les plus hautes instances de la République. Ravivant de vieilles querelles qu’on croyait éteintes.

En l’occurrence, entre le ministère de l’Industrie et l’Arcep, le gendarme des télécoms, qui a encadré l’introduction de Free Mobile sur le marché. Ou plus précisément, entre le cabinet d’Éric Besson et l’Arcep, alors en froid depuis un an. Le premier tapant sur le second, en lui reprochant d’avoir mal vérifié le réseau et en le sommant de recommencer. Le second s’en défendant, fustigeant les pratiques de certains opérateurs. Le tout nappé d’une crise d’autorité, dans laquelle chacun tente de publiquement prouver qu’il a la main sur le dossier. En résulte une guerre de communiqués, des accusations de courrier anti-daté et des réponses par voie de presse interposée.

Free Mobile couvert

Free Mobile couvert

Oui, Free Mobile couvre bien 27% de la population. Et c'est le gendarme des télécoms qui le dit, tentant ainsi de mettre un ...

Fin janvier, le régulateur des télécoms décide néanmoins de vérifier une seconde fois le réseau de Free. Pour le valider à nouveau, un mois plus tard.

En marge de l’Arcep, l’Industrie somme l’Anfr (Agence nationale des fréquences), instance directement placée sous ses ordres, de procéder également à une vérification de la couverture du quatrième opérateur. Là encore, le constat va dans le même sens, l’agence estimant que Free peut couvrir 30,8 % de la population métropolitaine [PDF].

Try again : level Emploi

Besson parti, l’histoire des réseaux en grande partie derrière eux, les télécoms n’en ont pourtant pas fini avec Free Mobile. Une nouvelle bataille s’intensifie. Cette fois-ci, pas question d’antennes, de cartes SIM ou d’entente, mais d’emplois. D’une vague de licenciements dans le secteur mobile dont Free, et sa prestation que la concurrence qualifie de “low-cost”, seraient seuls responsables.

Et s’ils ont chiffré l’hémorragie de leur clientèle, Orange, Bouygues et SFR sont autrement plus réticents à parler d’éventuelles saignées dans leurs rangs. Stéphane Richard l’a d’ailleurs assuré au micro de BFM : pas de plan social en perspective. Pourtant, les chiffres pleuvent : le président de l’Arcep Jean-Ludovic Silicani avance un chiffre de 10 000 pertes, le syndicat Force ouvrière table lui sur 30 000 disparitions de postes en France. Une récente étude a fait état de plus de 70 000 destruction d’emplois. Il y a quelques années, Orange, SFR et Bouygues eux-mêmes, n’hésitaient pas à agiter le chiffon rouge des licenciements massifs pour dissuader les autorités de donner une quatrième licence mobile. Intox ou réelle menace ?

Affaiblis dans cette guerre du mobile, les opérateurs historiques disposent peut-être d’une carte Joker sur le volet de l’emploi : Arnaud Montebourg. Dans une interview à Challenges, le ministre du redressement productif fraîchement installé s’est fendu d’une sortie contre l’Arcep. Et, en creux, contre Free Mobile, estime de nombreux observateurs. Déclarant notamment :

Pour le gouvernement, la concurrence doit trouver sa limite dans la préservation de l’emploi.

Aujourd’hui à Bercy, l’intérêt du secteur prime sur celui des consommateurs et Montebourg le fait savoir. Ouvrant une brèche dans laquelle s’engagent -sans surprise- opérateurs (Thierry Breton et Stéphane Richard, respectivement ancien et actuel patrons de France Telecom) et ayants-droits, par la voix de Pascal Rogard, pour qui forfaits à bas prix riment avec pillage des Å“uvres sur Internet. En face, l’intéressé a déjà riposté dans Les Échos, lançant que les pertes d’emplois s’étaient amorcées avant Free Mobile…

Les troupes se reforment donc et fourbissent leurs armes. La saga est loin d’être terminée. Et risque d’être sérieusement relancée dès juillet, quand Bouygues Telecom devrait selon nos informations annoncer un plan social touchant plusieurs milliers d’employés. Contacté par OWNI, l’opérateur ne souhaite pas faire de commentaires. N’infirmant, ni ne confirmant. Le jeu vient de se relancer. “Other players are ready to play”.

Baladez votre souris et découvrez dans les cercles gris les liens qui font l’histoire de la guerre aux mobiles !



Full disclosure : Xavier Niel est actionnaire, à titre personnel, de la SAS 22Mars, maison mère d’OWNI (à hauteur de 6%). Suite à la scission de 22Mars et OWNI, j’ignore ce qu’il advient de son investissement. Mais comme le dit justement Manhack, OSEF.


Illustrations par Loguy (CC)

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