Xavier Niel voit rouge

Le 31 octobre 2012

Mails agacés, plaintes déposées : Free et son fondateur iconique Xavier Niel supportent mal la critique quand elle vient des médias. Le second n'hésite d'ailleurs pas à donner de sa personne quand un article lui déplait. Un redresseur de tort qui vise les journaux et la concurrence qui s'exprime dans leurs pages.

Rue89 et Les Echos ont été les derniers à faire les frais de la relation tumultueuse qui lie Free et les médias. Tout deux seraient concernés par des plaintes déposées dans le sillage de la saga politico-techno-médiatique de l’hiver dernier : le lancement de Free Mobile.

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Plaintes

Le directeur de la publication de Rue89, Pierre Haski, a ainsi été interrogé le 24 octobre au commissariat du VIIIe arrondissement de Paris “où est situé le siège social de Free”, précise le site d’informations dans un article du même jour.

En cause : un papier sorti en plein tourbillon Free Mobile, qui décrit les coulisses du lancement de l’intérieur. Une infiltration qui n’a pas du tout plu à Free, qui a décroché son téléphone dès la parution de ce témoignage, le 16 avril 2012. “Ils nous ont dit qu’ils se réservaient le droit de nous poursuivre, et demandaient particulièrement le retrait de certains documents”, indique Pierre Haski, contacté par Owni.

S’il ignore “sur quoi porte précisément la plainte ”, le directeur de la publication présume donc qu’elle a quelque chose à voir avec la publication de ces documents internes et l’auteur de l’article visé. Ce dernier a été publié sous un pseudonyme et la police chercherait à l’identifier. “Ça n’a duré que cinq minutes”, poursuit Pierre Haski, qui a opposé à ses interrogateurs le principe du secret des sources. L’affaire ne rentrerait pas dans le cadre juridique de la diffamation, dont la presse est coutumière. “C’est au-delà des délais légaux de trois mois”, commente Pierre Haski.

Pour Les Echos, le scénario est quelque peu différent. Le journal serait bel et bien impliqué dans une procédure en diffamation pour deux articles en date du 1er mars 2012. Soit l’oeil du cyclone Free Mobile : quelques jours auparavant, on apprenait ainsi que le quatrième opérateur avait fait perdre un demi million de clients à ses concurrents. La veille, le gendarme des télécoms (l’Arcep) validait une seconde fois le réseau du petit dernier, au centre d’une polémique nourrie, dont toute la presse a fait ses choux gras [voir notre infographie "Free Quest : guerre au mobile"].

Dans le premier papier incriminé, la journaliste citait Martin Bouygues et Didier Casas, le secrétaire général de Bouygues Telecom. Ce dernier évoquait alors “la décision de Free Mobile de ne pas investir dans un vrai réseau”. Une parole qui lui aurait valu d’être convoqué par la police. De même pour la journaliste, le directeur de la publication des Echos, ainsi que Philippe Logack (secrétaire général de SFR) et Jean-Bernard Lévy. Le patron de Vivendi, maison-mère de SFR, intervenait ce même jour dans une interview donnée à plusieurs journalistes du journal économique.

Cliquer pour voir l'infographie

Procédurier

L’affaire Free Mobile est donc loin d’être terminée. Xavier Niel et son bébé semblent bien décidés à ne rien lâcher et à avoir le dernier mot dans le soap opera telco de 2012. En faisant sanctionner tout ceux dont ils se jugent les victimes. Quitte à embraser de nouveau un foyer qui, s’il n’est pas tout à fait éteint, paraît tout de même moins dévorant qu’il y a quelques mois.

Car c’est une histoire sanglante : Orange, Free, SFR, Bouygues, mais aussi le gouvernement d’alors comme l’Arcep se sont livrés une véritable guerre autour de Free Mobile. Sur la réalité du réseau de l’opérateur, sur la qualité de son service client, sur l’impact de son arrivée sur l’emploi dans le secteur. Free lui-même a été le premier à ouvrir les hostilités.

Lors de la grand-messe du 10 janvier, il n’a ainsi pas hésité à mettre en doute les pratiques de ses rivaux, Bouygues et SFR en particulier (Orange étant épargné dans la bataille). Tenant des propos à la limite de la diffamation. Ceux-ni n’auraient donné suite à aucune plainte de la part des concurrents savatés. Mais Free est d’une autre trempe.

Le 8 mars, il annonçait sans ambages dans un communiqué qu’“à compter de ce jour, Free Mobile attaquera[it] en justice toute personne dénigrant la réalité de sa couverture ou de ses investissement”. Une menace visiblement rétroactive. Et extensible.

Il faut dire que c’est une manie. L’opérateur a l’habitude des procès fleuves. Il les lance même à tour de bras et ne s’en cache pas. “J’ai un modèle de plainte tout prêt, il n’y a juste qu’à remplir le nom du journaliste”, s’amusait Xavier Niel dans un entretien donné en juin 2010 à La Tribune. Un réflexe procédurier assumé et décomplexé, qui a déjà fait quelques vagues.

La plus mémorable est l’interpellation d’un ancien directeur de la publication de Libération, Vittorio de Filippis, en 2008. Dommage collatéral de l’une des nombreuses procédures lancées par Free et Xavier Niel à l’encontre du journal. A l’époque, “Libé” collectionne les plaintes en provenance de l’opérateur et de son patron. “Niel avait peu apprécié notre compte rendu de son procès en 2006 à propos de caisses noires dans des peep shows dont il était actionnaire”, écrit Renaud Lecadre, le journaliste qui avait suscité l’ire de Xavier Niel, dans un article intitulé “«Libé» contre Free : 5-0″. Score sévère en référence aux cinq plaintes perdues par Free et Xavier Niel contre le journaliste et le titre. Cinq actions, dont trois ont été directement déposées au nom de Xavier Niel. Pour le fondateur de Free, ces affaires prennent souvent une tournure personnelle. Et parfois bien en amont de la procédure judiciaire.

Presse sous pression

Nombre de journalistes et d’interlocuteurs réguliers de Xavier Niel évoquent en effet, sous couvert d’anonymat, les pressions exercées par l’homme d’affaires. Menaces de poursuite avant publication, demande de modification des articles et de leur titre, accusations de mauvaise foi, de mensonge ou de manque de professionnalisme… Voire point Godwin ! Dans une biographie non officielle, Xavier Niel, l’homme Free, Gilles Sengès écrit par exemple :

Dans ces cas-là, il fait curieusement référence à la période de l’occupation allemande qu’il n’a bien évidemment pas plus connue que la totalité de ses interlocuteurs, pourtant parfois accusés de faits de collaboration.

Des coups de sang sauce 39-45, qui nous ont également été rapportés.

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Récemment, c’est un reportage de l’émission Capital qui en aurait fait les frais. Il portait sur Free Mobile et aurait été déprogrammé après tournage. Selon Challenges, qui cite “une source proche du dossier”, “cette décision de la chaîne pourrait aussi s’expliquer par une intervention auprès de la direction de M6 des dirigeants d’Iliad, qui craindraient que la diffusion du reportage ne soit pas totalement à la gloire de Free Mobile. L’influence de Delphine Arnault, amie de Xavier Niel et membre du Conseil de surveillance de M6 a également été évoquée.” Les signataires d’une lettre de protestation dénonçant un “acte de censure” et adressée aux responsables de M6 n’ont pas souhaité en dire plus sur les motivations de ce retrait. Reste que le reportage lui, a bel et bien été passé à la trappe.

Aux yeux de la justice, la contrariété seule de Xavier Niel et de Free ne suffit pas à justifier une condamnation de son auteur. Ou la modification d’articles de presse. Comme le rappelle le Tribunal de Grande Instance de Paris dans son jugement du 1er juillet 2008, “même si la société FREE pouvait ne pas apprécier de trouver son nom dans les articles litigieux”, ça ne veut pas dire que les papiers en question méritent sanction.

En revanche, ce courroux peut trouver un tout autre écho, beaucoup plus efficace, en dehors des salles d’audience. Face à ces pressions, certains journalistes déclarent réfléchir à deux fois avant de publier un article pouvant déplaire au bonhomme et à son équipe. D’autres refusent tout simplement de témoigner de telles pratiques, même quand ils seraient les premiers à en subir les conséquences.

Et si certains estiment que ces rapports directs et francs sont moins hypocrites que les manières d’autres capitaines d’industrie, qui décrochent leur téléphone pour se plaindre des journalistes auprès de leur hiérarchie, d’autres s’émeuvent de telles pratiques.

Sans compter que Xavier Niel n’est pas un énième chef d’entreprise. Il est aussi l’un des principaux mécènes de la presse française : propriétaire du Monde depuis 2011, il a aussi des billes dans un grand nombre de titres. “Mediapart, Bakchich, Atlantico, Causeur, Owni, Électron Libre… Mais aussi papier : Terra Eco, Megalopolis, Vendredi…”, égraine Acrimed dans un article sur “Xavier Niel, le « capitalisme cool » à l’assaut des médias (3) : le « sauveur » de la presse”. Nous ne faisons en effet pas exception à la règle, puisque le fondateur de Free est actionnaire, à titre personnel et à hauteur de 6%, de la SAS 22Mars, maison mère dont Owni s’est séparé il y a quelques mois.

Pour Gilles Sengès, ces responsabilités, notamment en tant que copropriétaire du Monde, fait de lui “un défenseur obligé du droit à l’information et de la liberté des journalistes dont il est dorénavant le garant”. Interrogés par Owni, l’ancien rédacteur en chef des Echos et son éditeur nous confient que la biographie n’a suscité aucune plainte.

Xavier Niel et Free, que nous avons également contactés au sujet des procédures en cours et des accusations d’intimidation, ne souhaitent faire aucun commentaire.


Illustrations par Loguy pour OWNI

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