OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les geeks sont-ils anti “intellectuels”? http://owni.fr/2011/06/25/les-geeks-sont-ils-anti-%e2%80%9cintellectuels%e2%80%9d/ http://owni.fr/2011/06/25/les-geeks-sont-ils-anti-%e2%80%9cintellectuels%e2%80%9d/#comments Sat, 25 Jun 2011 08:32:59 +0000 Roud http://owni.fr/?p=71719 livre en feu

C’est la question posée par Larry Sanger [en] (via Pablo).

Le constat de Sanger est le suivant :

  • La planète geek/Internet promeut l’intelligence collective, plus ou moins implicitement au détriment de l’expertise. Sanger cite notamment l’exemple de Wikipedia qui prévoyait à son origine un processus de revue par les experts, qui a vite disparu [en, pdf] sous l’impulsion notamment de Jimmy Wales.
  • On est passé insidieusement d’une critique du livre comme “contenant” peu moderne (i.e. en papier, etc.) à une critique du livre comme contenu. Sanger cite notamment des commentaires de geeks affirmant que personne ne lit plus les classiques comme Guerre et Paix [en], considérés comme trop longs et pas intéressants (bref pas assez “modernes”). En parallèle émerge l’idée qu’Internet modifie nos capacités cognitives (tendances à zapper d’un contenu à l’autre sans se focaliser – Is Google making us stupid ? [en]). Le point central derrière cette idée étant que, désormais, toute connaissance est relativement accessible sur le web et donc qu’il est inutile de s’encombrer le cerveau avec des connaissances “inutiles” qui prennent un temps infini à consolider.
  • Autre point moins entendu peut-être : l’idée que les méthodes éducatives en général, et les études universitaires en particulier, sont dépassées et doivent être remplacées par des cours éveillant et cultivant la créativité. Un bon exemple est cette vidéo de Ken Robinson, spécialiste de l’éducation, que je découvre (et que Sanger critique, [en])

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Aux États-Unis, cela se traduit aussi par des idées comme quoi l’éducation supérieure serait une “bulle” [en], au sens d’être un produit sur-valorisé par rapport à sa valeur réelle. Et certains geeks d’affirmer que les études sont, au fond, inutiles [en].

Sanger s’inquiète que cet état d’esprit gagne en importance et s’étende à toute la société, filant tout droit à l’idiocracy. Je pense qu’il est déjà trop tard pour s’inquiéter :

  • L’expertise de toute sorte n’a jamais été autant contestée. Et évidemment, Internet a accéléré cette tendance en rendant accessible les connaissances comme dit plus haut. Le problème est que, mal maîtrisées, ces connaissances soit amènent à des contre-sens scientifiques, soit mettent en avant des experts largement crackpotesques ayant une capacité de diffusion surmultipliée et qui gagnent du terrain (là où autrefois ils auraient végété dans leur coin). Qu’on songe par exemple aux “débats” sur le réchauffement climatique ou l’évolution.
  • Le modèle d’université comme dispensatrice de savoirs et compétences académiques garantissant un emploi est dépassé depuis belle lurette. Robinson dans la vidéo ci-dessus critique effectivement l’université du XIXème siècle, or l’université du XXIème siècle est tout autre : bien plus focalisée justement sur les débouchés de l’emploi, le génie, le développement de techniques directement utilisables par l’industrie. Le savoir en tant que tel est dévalorisé, il doit être rentable. Concrètement, en période de crise, cela se traduit par la fermeture pure et simple de département d’humanités [en].

Il y a des biais “geeks” évidents dans cette façon de penser. C’est vrai, on peut fonder sa start-up Internet et réussir sans études longues. C’est vrai, les “compétences” développées par ces geeks sont plutôt utiles à la société. Mais il n’est pas dit que toute cette philosophie geek soit applicable aux autres domaines du savoir. Qu’on songe par exemple à la “Do-It-Yourself Biology”, la biologie du garage, des biohackers : à mon sens, il est impossible de faire quelque chose de vraiment raisonnable, innovant et sécuritaire sans un minimum de savoir et de savoir-faire universitaire. Il n’y a pas non plus de “do-it-yourself physics” : même des expériences relativement simples à faire demandent, pour être pertinentes , une réflexion en amont, une “profondeur” de pensée et une connaissance de la physique certaine (songez aux gouttes qui rebondissent d’un billet précédent). Enfin, il y a clairement un problème matériel de coût : un étudiant peut s’acheter un ordinateur et directement apprendre à programmer, alors qu’il faut une petite fortune pour s’acheter les équipements de base dans n’importe quelle science expérimentale.

Au fond, je me demande si cette façon de penser ne marque pas surtout la prédominance de plus en plus importante du génie (au sens ingénierie) sur la science elle-même. La science se retrouve en fait victime d’un double complexe de Frankenstein : d’une part, la créature (la technique) est constamment assimilée au créateur (la science), tout comme on fait souvent la confusion entre le monstre et le nom “Frankenstein”. Le grand public confond ainsi allègrement science et technique, le terme même de “geek” recouvre ces deux réalités différentes de l’académique et du technophile. D’autre part, la technique comme fin en soi tend donc à se substituer à la science, comme la créature se retourne contre son créateur. Les geeks Internet sont à la pointe de ce mouvement en considérant en somme que toute connaissance est réductible à un problème technique, et c’est là l’origine profonde de cet anti-intellectualisme. Souvenons-nous également de cette révélatrice anecdote canadienne. Plus que l’idiocracy, c’est la technocratie qui triomphe.

Billet initialement publié sur Matières Vivantes

Image CC Flickr Paternité pcorreia

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Intellectuels.fr vs culture Internet: l’autre fracture numérique http://owni.fr/2010/09/11/intellectuels-fr-vs-culture-internet-l%e2%80%99autre-fracture-numerique/ http://owni.fr/2010/09/11/intellectuels-fr-vs-culture-internet-l%e2%80%99autre-fracture-numerique/#comments Sat, 11 Sep 2010 15:44:09 +0000 Cecil Dijoux http://owni.fr/?p=27835

Alain Minc est perdu sur le ouèbe, du coup il n'y met pas les pieds.

Deuxième partie de cette réflexion sur la relation plus que fraîche qu’entretiennent nos élites intellectuelles avec les réseaux sociaux et la culture 2.0 en général.

La première partie passe en revue les lignes directrices de la pensée hexagonale sur le sujet, comment celle-ci s’avère peu pertinente et ne jouit d’aucun écho à l’extérieur de nos frontières (ouvrages références, conférences etc.). Elle décrit en outre un premier motif de rejet des intellectuels à l’égard d’Internet : la menace que ces réseaux sociaux, vecteurs de fluidité sociale, représente dans un pays où les institutions et les statuts qu’elles octroient ont une importance fondatrice.

Ce second billet, énumère quelques-uns des piliers de la culture Internet et essaye de compléter les propositions ci-dessus pour expliquer en quoi elle rebute nos élites.

Méritocratie

Une notion que l’on retrouve dans toutes les études sur le sujet. Clay Shirky parle d’une culture “brutalement méritocratique”, Manuel Castells de techno-meritocracy. Richard Florida dans Rise of the creative class ou Les Netocrates d’Alexander Bard la mentionnent aussi dans leurs ouvrages.

La culture numérique est née d’ingénieurs surdoués mais plutôt rustauds (accessoirement : n’ayant pas lu La Princesse de Clèves, ils sont l’incarnation parfaite de cette middle class méprisée par nos intellectuels). La qualité d’un individu n’y est pas fonction de ses diplômes, de la marque de ses vêtements, du rang social de ses parents ou encore de son code postal. Cette qualité est fonction de sa contribution. Principe éminemment druckerien au demeurant.

Dans ce nouveau système, une bloggeuse de 14 ans venant de nulle part peut devenir en quelques mois une personnalité incontournable du monde de la mode. Un succès précoce équivalent chez nous pourrait être la benjamine de la rentrée littéraire 2010 mais en y regardant de plus près : son père est le prix Interallié de 2008.

Cette méritocratie passe difficilement dans une culture profondément institutionnalisée ou le statut inoxydable octroyé par la vénérable école républicaine, revêt toujours une importance primordiale. Les places et les chances de François Dubet souligne ce particularisme français.

Ces statuts comportent des avantages implicites : des poly-techniciens peuvent ainsi évincer un ingénieur sous prétexte qu’il leur fait de l’ombre avec ses idées innovantes ou encore la moitié des places de Polytechnique est réservée aux enfants d’enseignants. Dans une culture où l’ultra-centralisation des pouvoirs invite au népotisme (cf Julie Bramly) et où des normaliens s’élèvent contre ces médias qui ne leur garantit plus la primauté au savoir, ce principe de méritocratie est plutôt mal perçu.

Esprit d’entreprise

(dans sa définition la plus générique : ce que l’on met à exécution)

Dans cette culture, seul compte ce qui fonctionne et apporte de la valeur. Les belles idées sont vaines tant qu’elles ne sont pas mises en œuvre, qu’elles ne fonctionnent pas, ou ne sont pas utilisées : elles demeurent insignifiantes tant qu’elles ne changent pas le monde.

Dans cette apologie de l’action permanente, réside une forte culture d’entreprise. L’innovation au cœur du développement d’internet dans la Silicon Valley illustre bien cette dimension essentielle : elle est le fruit de l’étroite collaboration de l’université (principalement Stanford) avec les entreprises et start-ups de la Valley.

Durant ces quinze dernières années, de nouveaux métiers sont apparus. Des individus ont pu acquérir grâce au système méritocratique une réputation florissante. Cela leur a ouvert de nouvelles opportunités et permis, à un coût très bas et avec très peu de risques, de prendre en main leur destin professionnel.

Comme le rappelle l’excellent Serge Soudoplatoff, les barrières d’entrée sur le marché Internet sont ridiculement basses. La tentation est grande d’entreprendre et de monter un business florissant. Sans parler de Myspace ou de Facebook, de petites entreprises de vingt personnes peuvent ainsi mettre en œuvre des business de plusieurs millions de dollars et être classées dans le top 10 des entreprises informatiques par les SMB américaines.

Dans l’unique pays européen à avoir remplacé la compétence “esprit d’entreprise” par “autonomie et initiative” dans le socle commun des connaissances et compétences agréé par les pays de la communauté européenne, cet aspect saillant de la culture Internet est particulièrement rédhibitoire.

Simplicité

Simplicity is the shortest path to a solution : make the simplest thing that could possibly work (Ward Cunnigham – l’inventeur du Wiki)

Sur Internet il y a des milliards de page web. Statistiquement, qu’un internaute passe du temps sur la vôtre (site professionnel, blog, Myspace, application, etc.) relève du miracle. Aussi l’économie de l’immatériel est-elle une économie de l’attention où le producteur est redevable à l’internaute de l’attention qu’il lui prête.

Pour conserver l’attention de ces visiteurs, le contenu publié doit être simple et pratique : il doit apporter quelque chose à l’internaute. L’effort est donc requis au niveau du rédacteur pour être le plus clair possible. Le lecteur a mille autres sites/blogs à surfer plutôt que se casser à la tête à chercher à comprendre ce que l’auteur a voulu signifier/réaliser. En conclusion : dans le système de communication des outils sociaux, le récepteur est roi.

Cette simplicité est considérée comme une insulte à l’intelligence d’intellectuels qui sanctifient l’obscurité comme le remarque Benjamin Pelletier, ou qui, pour citer Michel Onfray

ont cette approche institutionnelle, universitaire de la pratique de la philosophie : il y a eu une pratique de l’intimidation langagière. (…) Un langage pour intimider (…)  Bourdieu l’a bien montré dans un livre qui s’appelle Ce que parler veut dire : le langage philosophique peut-être un langage intimidant, un langage de classe, un langage qui classe : un langage de la distinction. (…)

Forts de leur statut institutionnel, nos intellectuels ont été habitués à une audience soumise, intimidée par le langage et le ratio des 20% incompréhensibles (Bourdieu). L’attention portée à leurs propos est un dû.

En conclusion : dans le système de communication auquel ils sont habitués, l’émetteur est roi. C’est au récepteur de faire l’effort de compréhension. Un présupposé inacceptable dans la culture Internet.

Global english

Un point qui n’est pas des moindres : la culture Internet qui nourrit les réseaux sociaux est anglo-saxonne et sa langue est le global english, langue impure s’il en est.

Dès lors le territoire d’échange devient incommode pour nos intellectuels : au foot on dirait qu’ils jouent à l’extérieur (point remonté fort justement par Olivier Le Deuff). Il s’agit d’un contexte étranger, non maitrisé où nos intellectuels sont dépourvus des repères qu’ils maitrisent totalement dans la culture française.

L’anglais présente en outre cette formidable aptitude à la plasticité qui invite au néologisme. Un exemple parmi les milliers du vocabulaire Internet : la notion merveilleuse de digital natives/digital immigrants inventée par Marc Prensky. En creux, une preuve de l’absence de réflexion pratique dans l’Hexagone sur ces nouveaux outils et usages : l’absence de dénomination aussi évidente dans notre langue.

Dans global english on retrouve  la notion de “globalisée”, vécue comme une agression en France où cette culture globale expose la nôtre à la comparaison. Problématique formulée avec éloquence par Gérard Grunberg dans Sortir du pessimisme social :

Si nous voyons dans la mondialisation un phénomène de dépossession ce n’est pas parce que celle-ci est inéluctable mais parce que nous ne parvenons pas à nous repenser politiquement (…) la mondialisation agit comme un formidable révélateur des forces et faiblesses des sociétés (…) elle exerce une fonction de dévoilement de soi face aux autres.

Post-idéologique

Les idéologies ont été inventées pour que celui qui ne pense pas puisse donner son opinion (Nicolas Gomez Davila).

Dans la monde  ultra-pragmatique du Net où seul ce qui marche a de la valeur, la culture est résolument post-idéologique.

Comme déjà discuté par hypertextual dans les principes caractérisant les digital natives, génération imprégnée de cette culture, la culture Internet est irrévocablement pragmatique et post-idéologique. La raison :

Les évènements des vingt dernières années -(mur de Berlin, Twin Towers, Chine et US construisant le monde globalisé, crise des subprimes …) ont immunisé les digital natives contre les belles paroles, les grand élans lyriques et les vues de l’esprit. La seule réalisation remarquable et indiscutable que cette génération a vu en direct se mettre en place et grandir avec elle est le web.

Il est d’ailleurs significatif que deux des blogs les plus visités de la recherche française (Affordance d’Olivier Ertzscheid et l’excellent Recherche en histoire visuelle d’André Gunthert) soient à ce point ouvertement orientés politiquement.

Croyance en l’avenir

Au-delà du souhait de fortune rapide, le désir qui sous-tend les actions d’un grand nombre des contributeurs historiques d’Internet et des réseaux sociaux, c’est cette volonté ingénue et authentique de changer le monde et “to make the world a better place”. Le pourcentage d’entrepreneurs qui sont revenus aux affaires après être partis six mois savourer leur retraite de millionnaire est considérable. Il s’agit d’un but qui revient inlassablement dans toutes les conférences et éditoriaux.

Probablement le point de blocage principal, un point qui suscite une incompréhension totale dans notre société de défiance. Encore Sortir du pessimisme social de Gérard Grunberg :

Cela renvoie à une narration du monde dont l’adéquation avec le monde réel n’est pas prioritaire. Une narration de laquelle se dégage un pessimisme social dépouillé de toute solution sinon celle d’une résistance au changement. (…) La pensée réparatrice se construit fortement au détriment de la pensée créatrice et donc anticipatrice. (…) Être de gauche aujourd’hui c’est être pessimiste car l’optimisme social est implicitement identifié à l’adversaire, aux représentants des couches sociales qui tireraient avantage de l’ordre à venir.

(note : les universitaires et intellectuels français sont souvent, et ouvertement, de gauche – cf. Olivier Ertzscheid et André Gunthert ci-dessus).

L’autre fracture numérique

Si nos institutions structurent un socle social remarquable que le monde nous envie, elles présentent aussi un nombre d’inconvénients importants. Corporatisme, inertie, statuts et “siloïsation” sociale : des strates socio-culturelles isolées hermétiquement les unes des autres. Le mélange des cultures est peu courant.

La première fracture numérique est celle entre les initiés au monde numérique et ceux qui ne peuvent y accéder pour des motifs matériels : il s’agit d’une fracture subie.

La seconde est celle, tout aussi profonde, entre la culture internet et les intellectuels : une fracture sciemment entretenue par ces derniers.

Conséquence de ces silos socio-culturels elle s’avère dommageable au 21e siècle, dans une société de la connaissance où la richesse est générée par l’innovation et la créativité. Hors, ces innovations et créativité ne peuvent survenir que grâce aux mélanges des compétences, savoirs et culture.

Il est de la responsabilité des intellectuels d’aller au-delà du rejet pour s’immerger enfin dans cette culture numérique pour l’enrichir, lui donner du sens et stimuler une innovation et une créativité numérique qui s’inscrit dans la tradition culturelle hexagonale. Sans quoi, l’adoption (inéluctable) de ces outils restera sans “conscience” et, en France, le 21e siècle n’aura pas lieu.

Ce qui serait dommage, il a tant à nous apporter :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Billet initialement publié sur hypertextual, le blog de Cecil Dijoux ; image CC Flickr paulthielen OWNI remix

Premier volet Réseaux Sociaux: des intellectuels français inaudibles

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L’intellectuel français n’est pas mort http://owni.fr/2010/09/01/l%e2%80%99intellectuel-francais-n%e2%80%99est-pas-mort/ http://owni.fr/2010/09/01/l%e2%80%99intellectuel-francais-n%e2%80%99est-pas-mort/#comments Wed, 01 Sep 2010 09:00:27 +0000 Olivier Le Deuff http://owni.fr/?p=26628 L‘article sur la perte d’influence des intellectuels français et notamment sur les réseaux sociaux m’a intéressé à plus d’un titre. Je crois que le problème ne vient pas du manque de spécialistes français dans le domaine mais de deux obstacles principaux. Je m’attarde principalement ici sur les sciences humaines et sociales.

Premier obstacle de taille : la langue

C’est la principale raison pour laquelle les principaux « penseurs » et leaders dans de nombreux domaines et encore plus sur les thématiques du web sont anglo-saxons. Ils ont l’avantage du terrain. Vous publiez en anglais, votre potentialité d’influence et de relai est à peu près dix fois supérieure qu’en français. Vous vendez un ouvrage 1.000 exemplaires en français, son potentiel de vente est souvent 10 fois supérieur en anglais. De même, pour le nombre de visites sur les blogs. La réponse est donc évidente : il faut écrire en anglais en allant jouer sur un terrain extérieur. Mais bon, il va falloir s’y mettre. D’ailleurs, je suis persuadé que seul le multilinguisme défendra le français et les autres langues, et aucunement une défense stérile et chauvine. Au diable l’identité nationale qui est devenue du reste totalement inverse de la conception révolutionnaire qui faisait de la nationalité française une identité universelle et non pas une identité saucisson-TF1-Rolex.

Second obstacle : la difficulté de la pensée complexe et non dichotomique

Je note que la tendance est quand même au succès de pensée et de théorie parfois provocatrice et souvent proche du consulting. En clair, ce n’est pas toujours pleinement scientifique. Je songe par exemple à la théorie des digital natives et même à Clay Shirky qui joue souvent la provoc de même que Chris Anderson. Certes, ça fait bouger les lignes et réfléchir mais en aucun cas, rétrospectivement, c’est si génial et si cohérent. Mais leur objectif n’était pas scientifique mais davantage commercial et stratégique. Dans ce domaine, ils sont plutôt bons d’autant qu’ils sont de véritables praticiens prêts à innover.

Il est dommage qu’en France, le rapport soit assez dichotomique. Les discours positivistes sont souvent portés par des consultants ou des acteurs commerciaux. Leurs discours ne sont pas mauvais en soi, mais ce ne sont pas des discours émanant d’intellectuels proprement dits ou tout au moins de scientifiques. Je rappelle que la définition d’intellectuel suppose un engagement politique, ce qui ne signifie pas qu’on a pris en douce sa carte à un parti ou qu’on va chercher des enveloppes chez des mamies, mais qu’on prend position dans des discours et des écrits et notamment au niveau médiatique.

Mais c’est là, le problème, c’est qu’on ne convoque que dans ses sphères les penseurs les plus rétrogrades et anti-internet pour répondre aux discours branchés. Dès lors, la naphtaline fait pâle effet à côté. De même, il serait quand même important que les médias renouvèlent leurs prétendus intellectuels qui sont les mêmes depuis 30 ou 40 ans. La couverture du Nouvel obs sur les intellectuels français cette année aurait pu être la même il y a 20 ans…il faut dire qu’un Nouvel obs de 2010 ressemble à un Nouvel obs de 1990 : même rédaction, mêmes éditorialistes et… mêmes éditoriaux à quelque chose près. Mais les nouveaux acteurs médiatiques du web devraient peu à peu changer la donne.

Mais en général sur les grands médias, les discours les plus complexes sont moins entendus parce qu’ils ne sont pas médiatiques d’une part et parce qu’il suppose des capacités de réflexion et de pratique de la part de l’auditoire. Dans le genre, les fidèles de Jean-Pierre Pernaut ne peuvent pas suivre depuis longtemps même s’ils ont essayé de faire attention à la marche. Certes, la radio se démarque à ce niveau de la télévision du fait de journalistes compétents et plus engagés dans les médias sociaux. La télé à l’inverse poursuit son autarcie. L’évacuation d’Arrêt sur images est en ce point un exemple évident. Mais l’émission a sans doute gagné au final en pertinence et en puissance en passant sur le web.

Pensée conceptuelle et production scientifique normée

Revenons, donc sur l’obstacle de la complexité car il tend d’ailleurs à gagner du poids au sein des sciences humaines et sociales qui privilégient de plus en plus une simplicité d’étude et d’analyse dont les résultats ne seront qu’éphémères face à une pensée conceptuelle qui dérange ou est tout simplement incomprise. L’idéal devenant la production scientifique à peu près normée mais dont les conséquences scientifiques, politiques et éducatives seront nulles et donc sans risque.

Face à la pensée conceptuelle, l’argument méthodologique est alors utilisé comme seul contre-argument, qui place le discours scientifique conceptuel dans la lignée de l’essai. Il est vrai que la pensée complexe, celle qui mobilise autant concepts que des résultats est parfois inopérante aussi dans des articles trop brefs. En ce qui me concerne, j’ai une valise pleine de concepts qui fonctionnent ensemble, il est impossible de tous les convoquer dans un article et cela devient parfois difficile voire mission impossible quand il s’agit de les transposer en anglais.

En conclusion, l’intellectuel français ou francophone n’est pas mort, pas autant que le web au final (pour rappel après le web 2.0, le web 3.0, le web au carré, le web qui mène 3-1 contre le PSG, voici désormais le web mort-vivant qui se multiplie jusque dans vos frigos ce qui devrait inspirer Roméro ou Véronique C.) mais il n’est plus dans la presse classique et pas du tout sur les chaînes grand public même si Mister Affordance a failli y faire une apparition sur le nouvel ORTF.

Je crois aussi que l’intellectuel est surtout une identité collective, un réseau pensant (et guère dépensant d’ailleurs) qui produit des documents et des réflexions sous des modes différents.

Finalement, il faut différencier le fait de ne pas voir l’intellectuel et celui de le croire invisible. Bien souvent, le regard ne se porte pas aux bons endroits.

Voilà pour ce premier billet de rentrée. Je suis parvenu à rendre plus compliqué un problème qui l’était déjà à la base. Mais je crois que ça devrait la devise et le credo de l’intellectuel : montrer que lorsqu’un problème apparaît compliqué, c’est bien parce qu’il est encore plus en réalité.

Billet initialement publié sur Le Guide des égarés sous le titre “La perte d’influence de l’intellectuel français”

Illustration CC FlickR nilson, wallyg

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Réseaux Sociaux: des intellectuels français inaudibles http://owni.fr/2010/09/01/reseaux-sociaux-des-intellectuels-francais-inaudibles/ http://owni.fr/2010/09/01/reseaux-sociaux-des-intellectuels-francais-inaudibles/#comments Wed, 01 Sep 2010 08:32:41 +0000 Cecil Dijoux http://owni.fr/?p=26648 Je me posais cette question en lisant le remarquable Here Comes Everybody de Clay Shirky : où en sont nos intellectuels sur le sujet des réseaux sociaux ?

Quelle réflexions, recherches et pensées sont produites par nos sociologues, économistes, philosophes, politologues, éditorialistes pour donner du sens aux remarquables mutations de la société que l’avènement du web collaboratif et des réseaux sociaux provoquent ? Et, au delà, quelle est la portée de cette réflexion dans le monde connecté ?

Talk about the revolution

Parce qu’elles transforment radicalement ce qui touche à notre travail, à la culture, aux médias, à la connaissance, aux métiers créatifs, ces technologies sont jugées révolutionnaires par des auteurs passionnants aux quatre coins du monde : où sont les nôtres ?

Où sont nos Clay Shirky, Jamie Surowiecki, Chris AndersonDavid Weineberger, Christopher Locke, Alexander Bard, Andrew McAfee, danah boyd ? Pour ces essayistes mondialement reconnus, le caractère révolutionnaire d’outils permettant pour la première fois de la diffusion de masse Many to Many ne fait aucun doute : il est comparé à ceux de l’imprimerie, du téléphone ou des outils de diffusion de masse (radio, télévision) …

Si les intellectuels français ont tenu le haut du pavé de la pensée de la seconde moitié du 20ème siècle et des révolutions sociales qui l’ont traversé, pourquoi sont-il inaudibles au sujet d’internet, “symbole le plus puissant du changement social de ces dix dernières années” selon Gérard Grunberg (Sortir du pessimisme social) ?

Pour un Grunberg, un Michel Serres (qui s’enthousiasme pour l’innovation ou Wikipedia) ou un Lipovetsky (L’invention de la pilule ou d’internet a plus bouleversé nos modes de vie et fait plus changer le monde que les antiennes trostkystes) qui reconnaissent l’apport d’internet, combien de Dominique Wolton, Paul Virilio ou de Alain Gérard Slama ?

Il ne s’agit pas d’idéaliser la technologie et de l’exempter de tout défaut mais de comprendre l’absence de pensée rationnelle sur le sujet en France.

Petit état des lieux. Sans même avoir à solliciter Finkielkraut, on obtient un triste bilan.

Catastrophisme

Un des intellectuels français les plus influents sur le sujet d’internet et des technologies est Paul Virilio. Il a baptisé son ouvrage sur le sujet Cybermonde, la politique du pire et parle en toute simplicité de la “propagande faite autour d’internet” comparant les média à “l’occupation” et son activité à celle d’un “résistant“.

Le rapport de Virilio à la technologie et au progrès est principalement basé sur  la notion d’accident : Ce qui est venu avec l’engin rapide ce ne sont même plus les hasards du voyage, c’est la surprise de l’accident (Esthétique de la disparition). Notion que l’on retrouve dans son analyse très subtile d’internet dans Cybermonde :

Les nouvelles technologies véhiculent un certain type d’accident et un accident qui n’est plus local et précisément situé comme le naufrage du Titanic ou le déraillement d’un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. Quand on nous dit que le réseau internet à une vocation mondialiste, c’est bien évident. Mais l’accident d’internet ou l’accident d’autres technologies de même nature est aussi l’émergence d’un accident total pour ne pas dire intégral.

Cet extrait figure dans l’Anti-manuel de philosophie de Michel Onfray (excellent guide au demeurant si vous souhaitez préparer le bac de philo : pédagogue et pratique) : il ne s’agit pas d’une voix isolée dans le paysage philosophique français.

Nous ne sommes pas ici dans de la pensée mais dans de la croyance, de l’idéologie. À l’absurde et dangereux fétichisme technologique du techno-utopianism d’un Georges Gilder, Virilio répond par une diabolisation. Il va falloir être pédagogue pour expliquer en quoi cette position n’est pas symétriquement absurde et dangereuse.

En se présentant en résistant, Virilio évoque plus la résistance au changement et déni du réel que de valeureux défenseurs de la patrie.

Spéculation intellectuelle

Ce qui gêne beaucoup à l’extérieur de nos frontières c’est ce ton péremptoire, cette certitude d’une annexion de la toile par “le grand méchant marché”. On retrouve cette pensée chez Wolton en 1999 :

Soit l’on a affaire à un immense réseau commercial – à l’échelle du commerce électronique mondial -, soit à l’un des éléments d’un système de communication politique et d’expression individuelle pour la communauté internationale. Les deux perspectives sont contradictoires, et c’est mentir que de faire croire qu’Internet peut les servir simultanément et sans conflits…

Un peu comme l’Équipe qui condamnait Jacquet avant la coupe du monde 98, pariant sur une défaite qui, statistiquement, avait plus de chance d’advenir que la victoire, les intellectuels ont misé dans le pari Carr-Benkler sur la victoire du web marchant pour pouvoir se placer ensuite en grand visionnaire. Encore une fois, un positionnement moral très discutable.

Pas de bol : l’histoire les a complètement désavoués. En effet, le formidable succès de Wikipedia, l’avènement du logiciel libre et la régulation opérée par la communauté des hackers, développeurs et utilisateurs sur la gouvernance d’internet n’auraient pas été imaginé par les plus utopistes à l’époque où Wolton écrit ce texte. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces deux sujets (Wikipedia et le logiciel libre) sont soigneusement évités par ces penseurs.

Comme l’explique Clay Shirky, les prises de position pour savoir si internet et les réseaux sociaux sont en fin de compte bénéfiques sont a) inutiles car personne n’arrêtera l’inexorable pénétration de ces outils dans la société civile et b) donnent bien plus d’indication sur les interlocuteurs que sur le sujet.

Minimisation

Article écrit par Philippe Chantepie dans la Revue Esprit : Web 2.0 les économies de l’attention et l’insaisissable internaute-hypertexte.

Dans ce texte fort documenté, Chantepie propose un panorama des grands principes du Web 2.0. Rien ne manque tout est là : Long Tail, économie de l’attention, social bookmarking, hypertextualité etc… Il demeure cependant une impression d’inachevé : quel est donc le but de ce texte aride, vide de proposition nouvelle et de perspective. La conclusion est un excellent résumé : obscure, alambiquée, sans idée.

Dans son halo, le Web 2.0 redécouvrant quelques potentialités du Web 1.0 n’a pas encore réalisé le changement de perspective qu’il prétendait incarner, pas plus qu’il n’a véritablement tiré les conséquences critiques de l’hypertexte, pour les médias, pour les savoirs, pour les usages, pour les contenus et l’information, bien qu’inscrites depuis son origine. Rouvrant l’espace à l’économie des usages et la sociologie économique, la «révolution numérique» semble, encore un moment, devoir rester bien jeune.

Le sentiment qu’inspire ce texte : l’auteur en recopiant les concepts et idées tâche de se les approprier pour mieux en diluer la dimension novatrice.

Remise en cause

Après le catastrophisme, la minimisation, la spéculation intellectuelle nous avons aussi des exemples de remise en cause même de la valeur.

Ainsi cette émission de France Culture dont hypertextual a déja parlé. Dans cette émission le chroniqueur Alain Gérard Slama se confrontent à Patrick Bazin au sujet de la numérisation de la grande bibliothèque de Lyon :

Les propos d’AGS de ce matin, particulièrement virulent à l’égard de Wikipedia (des sources de données peu fiables) ou des nouveaux usages collaboratifs d’internet (en agrégeant des données sans pertinence on ne fait pas de l’analyse mais du n’importe quoi) prouvent qu’il est très mal documenté sur le sujet.

Lorsque l’on sait comment Slama prend habituellement mille précautions dans ses chroniques matinales pour exprimer sa perplexité sur un sujet donné, la virulence de ses propos auraient tendance à exprimer autre chose que de la pure argumentation rhétorique.

Préservation des institutions

On peut avancer deux raisons justifiant la défiance des intellectuels envers internet.

D’une part, en tant qu’individus adoubés par les institutions, ils disposent d’un statut coulé dans le marbre républicain. Les outils sociaux, avec la grande fluidité sociale qu’ils facilitent, incarnent une société en perpétuel mouvement : ils remettent en cause ces statuts et ces institutions.

Apparait alors une analogie entre l’objectif principal poursuivi par les cadres d’entreprises et celui des intellectuels français : la préservation de leurs institutions respectives. Ces deux pôles opposés de notre société (en gros : l’axe privé Vs Public) s’avèrent être des alliés objectifs contre les réseaux sociaux et la menace qu’ils représentent pour ces institutions en tant que vecteurs de transparence et de facilité de collaboration.

“Le premier objectif des institutions est l’auto-préservation. Elle feront tout pour conserver les problèmes qui justifient leur existences” – Clay Shirky

D’autre part, ces outils diffusent une culture internet et numérique à des échelles et vitesses prodigieuses. Cette culture est complètement étrangère pour la majorité de nos élites. Elle est perçue comme impure car leur bagage culturel classique y est de peu de recours pour y évoluer.

Il y a une vraie répugnance de nombreux étudiants en philosophie vis-à-vis de l’épistémologie contemporaine qui s’efforce de penser et problématiser les mutations provoquées par la société de l’information, les techno-sciences et la biologie génétique. Cette répugnance trouve son origine dans la résistance de professeurs à affronter de telles questions exigeant de se frotter au monde contemporain qui ne s’éclaire pas seulement à la bougie de Descartes…

(Benjamin Pelletier)

La deuxième partie de cet article décrit les piliers de cette culture et en quoi elle rebute nos universitaires.

Comment être audible ?

Il est important que nos intellectuels participent à cette réflexion sur la révolution des réseaux sociaux. Notre tradition intellectuelle est considérable et sa contribution pour contrebalancer une pensée majoritairement anglo-saxonne sur le sujet est nécessaire.

Reste que pour être audibles, cette réflexion doit se disséminer sur les réseaux sociaux et la blogosphère. Pour cela, nos intellectuels devront s’adapter à cette culture. Pour être entendue leur pensée doit-être rationnelle, argumentée, cohérente, pratique et venir de l’intérieur (i.e avec une connaissance intime du sujet, provenant de l’utilisation de ces outils).

Une critique péremptoire privilégiant la spéculation intellectuelle, une rhétorique douteuse ou qui n’est pas une perspective utilisateur ne suscitera qu’indifférence.

La marche en avant continuera, avec ou sans eux.

Lire la deuxième partie de cet article

Cecil Dijoux est blogger sur hypertextual où cet article est initialement publié.

Crédits photo cc FlickR Eleaf, tartanpodcast et Anne Helmond.

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Du clash au catch : une époque d’inconsistance désinvolte http://owni.fr/2010/03/10/du-clash-au-catch-une-epoque-d%e2%80%99inconsistance-desinvolte/ http://owni.fr/2010/03/10/du-clash-au-catch-une-epoque-d%e2%80%99inconsistance-desinvolte/#comments Wed, 10 Mar 2010 10:49:37 +0000 [Enikao] http://owni.fr/?p=9775

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Parfois des éléments et tendances récents ne prennent corps dans un grand tout qu’à la lecture de vieilles références.

Gilles Lipovetsky rassemble dans « L’ère du vide« , paru en 1983, les grands traits de l’ère postmoderne qui est caractérisée essentiellement par l’émergence et la prise de contrôle de l’individualisme égoïste autant que sensible, au sens de sensiblerie.

Depuis, on peut lui apporter un petit complément pour aller plus loin.

La thèse de Gilles Lipovetsky s’attache à décrire les transformations de la société qu’il observait au début des années 80 pour caractériser l’ère postmoderne, qu’il qualifie durement de « vide » parce que davantage vide de sens que les époques précédentes. Aux logiques engagées et collectives succèdent l’indifférence et le narcissisme, à la solennité idéologique et au rire succède le cool et le fun décontractés, à la violence  exutoire succède l’empathie pathologique et l’hypersensibilité à la violence, aux rapports sociaux et aux logiques de socialisation codifiés succède la consommation d’information et de produits. La frontière entre le sérieux et le non-sérieux s’estompe, l’hédonisme l’emporte sur les logiques collectives, le symbolique est récupéré et détourné et le sacré disparaît, le figuratif et l’engagement pérenne laissent place à l’abstrait et au happening, le thérapeutique et l’analyse narcissique prévalent sur le raisonnement calculateur et la stratégie à long terme.

L’essai est long, documenté, argumenté, parfois mal écrit (ça jargonne à tout va et procès remplace processus sans que l’on comprenne pourquoi) mais on ne s’ennuie pas et surtout… c’est un formidable point d’appui car il est daté. Daté d’avant le web que l’on connaît, d’avant 2001, d’avant la surveillance généralisée et organisée, d’avant la prise de conscience écologique à grande échelle. C’est un peu comme avoir une encyclopédie Universalis datée des années 1987 ou 1988, avant la chute du Mur de Berlin et ce que cela a changé dans le monde politique et de la pensée, c’est une relique à conserver précieusement.Et sous un faux air de conservatisme passéiste, l’analyse mérite d’être regardée de près.

Deux décennies plus tard, deux engouements populaires dénotent une plongée plus profonde encore dans le mouvement global de pacification et de détachement que Lipovetsky signale dans la dernière partie de cet essai. Quand l’Etat et la civilisation prennent tout en charge par leur mainmise sociale, régulent et codifient, la violence est de moins en moins acceptée à l’échelle de l’individu autant que socialement réprouvée : vengeance, violence envers les animaux, violence politique, violence exutoire… L’auteur va jusqu’à parler d’escalade de la pacification, qui paradoxalement laisse une place grandissante à une violence de l’image et des imaginaires (notamment au cinéma).

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Premier élément, le goût pour le clash : venu semble-t-il du rap et des invectives / interpellations entre groupes dans une chanson, le clash s’est répandu en tant que tel (nommément, avec cet anglicisme-là) et en particulier dans les médias sociaux. Les billets croisés et commentaires provocateurs (trolling) furent le premier avatar de cette tendance à la provocation, le terme clash s’est semble-t-il popularisé plus tard. Si l’on recherche dans Google un nom de personnalité un peu polémique, « clash » fait souvent partie des suggestions du moteur de recherche. Dans Youtube, on obtient plus de 160 000 occurences sur le terme, il s’agit souvent d’extraits d’émissions (talk, interviews) où un ou plusieurs invités en viennent à un affrontement verbal voire une réaction physique violente.

Sur Twitter, machine à gazouillis, pensées instantanées et humeurs du moment, le tweet clash est devenu une figure de style qui a ses amateurs et ses orfèvres, des journalistes (Xavier Ternisien, Eric Mettout), des blogueurs (Versac) et bien entendu des politiques (l’inénarrable troll Frédéric Lefèvre). Un compte Twitter et un site sont même dédiés à cette pratique. Et même, il semble que ces prises de bec numériques soient addictives car elles génèrent du manque.

Autre signe, qui peut sembler anecdotique, mais c’est aussi le caractère des signaux faibles, c’est l’engouement récent en France pour le catch. Beaucoup de spectateurs, un affrontement entre adversaires bien identifiés, et des gestes qui doivent faire mouche au cours d’une passe d’armes physique et non pas verbale. On connaissait déjà avec Canal + dans les années 80 le catch avec la WWF, la Lucha Libre a également son lot de fans depuis peu.

Quel est le point commun entre ces deux pratiques qui ont tant de succès ?

> c’est un affrontement-spectacle, sans spectateur catch et clash perdent tout leur intérêt
> c’est une violence par procuration mise en scène et sublimée par l’arbitre dont le rôle, même effacé, est crucial
> c’est un combat qui provoque l’ironie et les commentaires humoristiques plus ou moins fins des spectateurs
> c’est une lutte pour le plaisir de la lutte, il n’y a pas de réelle finalité ni d’objectif identifiable, c’est un combat de l’instant
> c’est autant un travail d’intimidation que de lutte réelle, il faut une phase où l’on se jauge avant que les prises et attaques ne s’enchaînent
> il y a clairement un gagnant à la fin, mais les partisans du perdant ne seront pas complètement déçus s’ils jugent la prestation de leur champion honorable.
> on peut faire rentrer sur le ring des compères qui prennent le relais
> on ne se fait pas vraiment mal, on respecte des règles factices au profit du public, qui en redemande et qui sait que tout est calculé
> il n’y a pas vraiment d’enjeu, la défaite n’a pas grande conséquence mis à part la réputation, bien que celle-ci puisse représenter beaucoup si la réputation est un fond de commerce, par exemple pour une personnalité politique, le clash Bayrou / Cohn-Bendit a fortement nui si ce n’est enterré le premier dans l’opinion publique et dans son propre camp

Catch et clash sont donc peut-être emblématiques d’une époque OSEF, où l’on se fout de tout car rien n’est vraiment grave. Et de toute façon, l’affrontement en lui-même était inconsistant : la violence était contenue, maîtrisée, circonscrite et sans but. A l’inverse, on semble supporter de moins en moins les vrais combats politiques et idéologiques qui engagent profondément et durablement, les endroits où il y a du sang et des morts pour de vrai. L’apathie mi-amusée, mi-engourdie du spectateur qui se distrait temporairement avant de revenir à son petit nombril et à son quotidien en petits cercles égocentrés a peut-être pris la succession des winners cool et branchés des années 80.

> Article initialement publié chez Enikao

> Illustrations par colodio par onesecbeforethedub

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