L’antiterrorisme français est un édifice. Un édifice légal, auquel le nouveau gouvernement socialiste veut apporter une nouvelle pierre. Les lois antiterroristes en vigueur sont récentes à l’échelle du code pénal. Certes, il y eut les lois scélérates à la fin du XIXe siècle qui créaient un système d’exception. Mais la machine antiterroriste actuelle repose aujourd’hui sur des lois de 1986, 1992, 1996, 2001 ou 2006 pour ne citer que les principales (voir notre infographie interactive).
Le projet de loi
Présenté mercredi en Conseil des ministres, le projet de loi prévoit de faciliter les sanctions de Français commettant des actes terroristes à l’étranger. Cette infraction existe déjà, notamment par le truchement de l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le texte n’apporte donc pas de grandes nouveautés sur ce point. D’autres dispositions sont également prévues : la conservation de données de connexion, l’accès aux fichiers de police administrative et le recours à des contrôles d’identité. Enfin, il prévoit de faciliter l’expulsion de personnes étrangères suspectées d’activités terroristes. Lire notre article : Terreur dans le miroir.
Le système mis en place se caractérise par sa “vocation préventive” selon les mots du juge d’instruction Marc Trévidic, dans son ouvrage Au coeur de l’antiterrorisme. La vocation préventive doit résoudre une équation a priori insoluble : comment empêcher les attentats, c’est-à-dire punir avant qu’une infraction soit commise ? Marc Trévidic est bien placé pour poser la question (et y répondre) : ce magistrat appartient au pôle antiterroriste du Tribunal de grande instance de Paris – la galerie Saint-Eloi – compétent sur l’ensemble du territoire.
Ce principe de centralisation est posé par la première grande loi antiterroriste contemporaine, celle du 9 septembre 1986. Les affaires terroristes échappent aux juridictions ordinaires. Les enquêtes sont confiées à des magistrats instructeurs ou des procureurs spécialisés, à Paris. Les cours d’assises, pour les crimes terroristes, sont composées exclusivement de magistrats, et non de jurés, en vertu d’une loi de décembre 1986.
Ces bases du système français ne permettent toujours pas de résoudre la fameuse équation de Marc Trévidic. La solution apparaît à partir de 1992. L’expression “association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste” fait son entrée dans le code pénal. Elle devient un délit passible de 10 ans de prison en 1996.
L’association de malfaiteurs concentre les critiques, incarnant l’extrême souplesse du régime antiterroriste français. Dans son ouvrage, Marc Trévidic écrit :
Cette infraction est un outil terriblement efficace mais également potentiellement dangereux pour les libertés individuelles. (…) On réprime alors non l’acte de terrorisme pas encore commis, mais la préparation même de cet acte de terrorisme.
Clé de voûte du système français, l’association de malfaiteurs est vigoureusement défendue par les praticiens de la lutte antiterroriste. Le juge Bruguière, longtemps à la tête de la Galerie Saint-Eloi et connu pour son utilisation extensive de cette infraction, oppose “l’approche judiciaire française [aux] exactions commises par les États-Unis à leur centre de détention de Guantanamo et avec celles commises par le Royaume-Uni, où les étrangers soupçonnés de terrorisme ont été détenus sans limite de temps et sans inculpation de 2001 à 2004, jusqu’à ce que la Haute Cour déclare ces mesures illégales.” Une comparaison, en forme de justification, courante chez les magistrats spécialisés.
Dès la moitié des années 1990, les deux piliers de l’antiterrorisme à la française sont posés. Ils sont sans cesse renforcés par les législations suivantes. En 2006, “la loi relative à la lutte contre le terrorisme” aggrave les peines encourues pour l’association de malfaiteurs, renforce la centralisation de la justice à Paris et prolonge la durée de la garde à vue, jusqu’à six jours en cas de “risque sérieux de l’imminence d’une action terroriste en France ou à l’étranger”.
1986, 1996, 2006. Les grandes lois antiterroristes interviennent après des attentats. Au milieu de la décennie 1980, plus d’une douzaine d’attentats sont commis à Paris, revendiqués par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient. En 1995, la France est frappée par une nouvelle série d’attentats. Le 25 juillet, dix personnes meurent et 117 sont blessées par l’explosion d’une bombe dans la station Saint-Michel, à Paris, un attentat perpétré par le Groupe islamique armé algérien selon les autorités.
Dix ans plus tard, la nouvelle législation intervient en réaction aux attentats de Londres, en juillet 2005. Le projet présenté mercredi en Conseil des ministres est une version diluée d’un texte préparé par le précédent gouvernement, quelques jours après l’affaire Merah.
En 1898, aux lendemains de l’adoption des lois scélérates, Francis de Pressensé, futur président de la Ligue des droits de l’homme, écrit :
La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse.
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Jusqu’en 2007, le juge Jean-Louis Bruguière pilotait l’enquête sur l’attentat de Karachi du 8 mai 2002, en même temps qu’il présidait ce pôle spécialisé du tribunal. Or, son successeur Marc Trévidic a dernièrement découvert quelques curiosités quant aux actes naguère réalisés – ou oubliés – par son glorieux confrère dans ce dossier.
L’essentiel de cette audition porte sur un rapport d’autopsie capital. Celui du médecin légiste Dominique Lecomte, effectué peu après l’attentat, et qui contredit la thèse de l’attentat suicide. Un rapport passé aux oubliettes sous Bruguière et récemment découvert par Trévidic. Leurs explications à ce sujet, auxquelles participent Olivier Morice l’un des avocats des parties civiles, donnent le vertige. On y apprend que si la justice a été soigneusement tenue dans l’ignorance de ce document, en revanche les services de la DCRI (ex DST) en avaient vu passer une copie, qu’ils se sont bien gardés de transmettre au juge. Alors même que la DCRI travailla – a priori – pour le magistrat dans ce dossier.
Sur place, à Karachi, des sources proches de l’enquête n’ont jamais caché leurs doutes au sujet de la présence d’un kamikaze le 8 mai 2002. Dans les faits, le rapport du professeur Lecomte examine le corps d’un jeune homme présenté comme celui du kamikaze, qui, aurait précipité la voiture piégée contre le bus transportant les Français. Problème, le professeur Lecomte affirme dans ses conclusions que cet homme-là se trouvait en position debout.
Dans les prochaines semaines, d’autres auditions devraient permettre de connaître, dans le détail, la succession de négligences ou de malveillances à l’origine de la disparition de ce rapport, neuf années durant.