Rencontre avec danah boyd

Le 30 août 2010

L'universitaire américaine nous livre ses réflexions autour de la génération Y, des pratiques des adolescents sur les réseaux sociaux et de l'importance de l'éducation et de la prévention pour bien préparer l'avenir.

danah boyd travaille depuis maintenant un an et demi au Microsoft Research New England et s’est auparavant  fait connaître grâce à ses études sur Friendster puis MySpace. Elle se spécialise sur la question des pratiques et usages des adolescents sur les réseaux sociaux et sur les questions liées à la confidentialité. Ses analyses ont déjà été régulièrement reprises sur OWNI. Je suis allé la rencontrer à Boston.

Le bâtiment de Microsoft Research est posé juste à côté du MIT et propose une vue assez impressionnante sur les voiliers traversant la rivière Charles. Arrivé au douzième étage, je demande danah boyd. Un premier chercheur ne voit pas de qui je veux parler. Un second me dit que le nom lui dit bien quelque chose, mais qu’il ne peut pas m’en dire plus. Finalement, une autre personne m’amène jusqu’à une salle de réunion assez simple. Assise sur un canapé anis, une couverture verte sur les genoux, danah boyd me reçoit.

L'envers du décor

Généralement, quand on lui demande ce qu’elle fait, elle répond qu’elle est chercheur en “social media”. Elle m’explique que pour elle, ce terme n’a pas de signification précise mais qu’il a le mérite de dire quelque chose à tout le monde. Son métier consiste à analyser les interactions sociales entre les humains. Dans le cadre des médias sociaux, il s’agit surtout de comprendre comment la technologie permet de favoriser ou d’influencer ces interactions.

Adolescents et réseaux sociaux

Premier sujet de notre échange : les adolescents. À partir de 8 ans, les enfants commencent à comprendre le monde qui les entoure et leur place dans celui-ci. À présent, ils doivent également comprendre comment s’insérer dans les réseaux sociaux. La plupart a déjà compris que l’information était un pouvoir. Si je sais quelque chose sur quelqu’un, cela me donne un pouvoir, et cela fonctionne également dans l’autre sens : si quelqu’un sait quelque chose sur moi, j’ai un pouvoir sur lui.

Dans une société traditionnelle, les informations personnelles s’échangent dans les deux sens la plupart du temps, à moins d’entrer dans des relations parasociales. Les relations parasociales sont celles par exemple qui lient une personnalité à ses fans, où ils en savent beaucoup, mais la personnalité n’a pas besoin de savoir quoi que ce soit sur eux. Ce genre d’interaction est beaucoup plus courante sur Internet, avec des gens suivant d’autres personnes ou ayant accès à leurs informations.

La relation parasociale sur Internet peut rendre les gens vulnérables. Et particulièrement les jeunes, qui arrivent dans le monde à cet âge, n’ayant aucune indication sur la façon dont il fonctionne. Ils ne doivent pas seulement découvrir le monde, mais également les technologies. Et c’est ce qui rend passionnant l’étude des enfants pour danah boyd.

Face au flux de l’information, nous sommes tous effrayés de pouvoir manquer quelque chose, mais nous savons qu’il est impossible de tout consommer. Les jeunes nagent également dans ces flots d’informations, mais ça a plus d’importance pour eux. Ils vivent avec tous les jours. Et en sortir est un choix difficile à faire.

La génération Y n’existe pas

Concernant l’existence d’une “Génération Y” dont on nous parle si souvent, elle est assez claire : c’est de la bouillie marketing. Il existe sans aucun doute des périodes dans la vie où des tranches d’âge partagent les mêmes découvertes et une actualité commune. En revanche, il ne s’agit pas d’une génération au sens où les gens l’entendent : on généralise beaucoup trop. La question de la classe sociale compte beaucoup. La “Génération Y” n’est en fait qu’une petite partie des jeunes actuels, celle que les spécialistes du marketing doivent atteindre.

Attention, hackers

Nous revenons ensuite sur les “attention hackers”. Ces jeunes qui ont décidé de s’amuser avec l’économie de l’attention, mettant en lumière la malléabilité de l’information. La nouvelle pédagogie proposait il y a quelques années que les élèves s’intègrent dans les livres, racontant comment il pourraient sauver tel personnage ou aider tel autre, pour s’investir. Aujourd’hui, l’investissement personnel est sorti des considérations éducatives pour s’étendre bien au-delà. Les jeunes sont passés de la pure consommation au cycle consommer et produire.

L’exemple typique de produit culturel qui entre dans ce schéma est Lost, série qui n’est pas faite que pour être regardée mais qui pousse ses spectateurs à produire des théories, des réflexions… Les artefacts culturels qui entourent un fait d’actualité ou un bien culturel lui donnent un intérêt et investissent le spectateur/lecteur/producteur. danah me parle ensuite des tags vidéo où des jeunes Philippins expliquent ce qui les fait philippins et qui proposent à plusieurs de leurs amis de réaliser à leur tour une vidéo.

danah meets Morano

C’est le moment que je choisis pour lui montrer la publicité du secrétariat d’État à la famille. Plus la vidéo avance et plus elle sourit. En voyant le vieux monsieur proposer à la petit fille de lui montrer son lapin, elle s’esclaffe “Il ne manquait que lui !” Je lui expose rapidement les projets de filtrage de notre gouvernement.

Elle redevient alors sérieuse. Ses exemples et études sont principalement américaines et britannique : elle ne s’avance pas à l’appliquer à la France. Pourtant, l’étude EU Kids Online de Sonia Livingstone, encore en cours, semble confirmer les chiffres observés en Angleterre et aux États-Unis. S’ensuit une suite d’arguments dont je sens qu’elle a l’habitude.

Les problèmes que peuvent rencontrer les individus en ligne sont des problèmes qui ne sont que révélés sur Internet et qui arriverait sans le réseau. Des brimades ? Des jeunes qui s’invitent chez un camarade de classe pour y faire la fête ? Cela existait avant. Ce qu’apporte Internet, c’est une preuve tangible, un enregistrement de ces problèmes.

danah prend alors pour exemple le site des pro-ana, dont elle sait qu’une sénatrice française, Patricia Schillinger, a tenté de les interdire, initiative qui lui semble dérisoire. Elle avait suivi toutes les discussions autour de ce thème et ce qui la surprend c’est qu’on veuille interdire des sites où des jeunes se présentent dans des états de maigreur morbide, et partagent leur maladie alors que selon elle, la première des choses à faire serait plutôt d’aider ces jeunes filles qui sont dans une situation visiblement merdique [visible deep shit].

Les blogs où les jeunes organisent leurs suicides qui permettent à la presse de titrer “Internet les a poussés au suicide” constituent également un bon exemple. Encore une fois, si on remonte un peu dans les archives de ces blogs, on aperçoit de nombreux appels à l’aide, auquel il s’agirait plutôt de répondre plutôt que de blâmer la technologie.

Face à tous ces problèmes, plutôt que l’outil législatif, danah boyd préconise des services sociaux. Prenant pour exemple les “Street Outreach Service”, structures dans lesquels des jeunes aidaient d’autres jeunes ayant des problèmes dans la rue, elle imagine des patrouilles virtuelles qui trouveraient ces contenus et tenteraient d’aider ces jeunes.

Pédophilie et pédopornographie

La pédophilie est également évoquée. Elle me rappelle que la plupart des agressions sexuelles sont perpétrées par un membre de la famille ou un proche et donne cet exemple des violeurs qui vont statistiquement plus souvent se rapprocher de mères célibataires.

La plupart du temps les informations personnelles que les enfants diffusent à propos d’eux-mêmes ne leur occasionnent pas de problème. Les risques potentiels existent uniquement quand la conversation tourne autour du sexe. Et dans ce cas, ce sont les enfants qui mentent sur leur âge et ils savent très bien ce qu’ils font, et ils le font pour le sexe. Il a été prouvé que ces enfants ont des problèmes dans leur famille ou des désordres psycho-sociaux. Encore une fois, il s’agit plutôt d’aider les enfants que de traquer des pervers.

Concernant la pédopornographie, il s’agit de quelque chose de beaucoup plus grave selon elle. Il s’agit de la production d’enregistrements de crime contre des enfants. La diffusion de ces images continue de nuire aux enfants. Et plus une personne collectionne sur son ordinateur des contenus pédopornographiques, plus la probabilité qu’il passe à l’acte lui-même est importante. Le taux de conversion de la consommation à la production de telles images est énorme. Il s’agit donc d’empêcher les gens d’en collectionner.

Et de bien faire la différence avec des vidéos impliquant des enfants pré-pubères ou les pratiques de sexting entre adolescents, ce que ne fait pas encore la loi. Un outil législatif puissant contre la pédo-pornographie est donc nécessaire pour empêcher les consommateurs de devenir producteurs.

Alors, faut-il tout de même donner des cours aux jeunes pour leur expliquer la confidentialité et Internet ? La réponse est claire, il faut avant tout les éduquer. Tout simplement. Quand on regarde l’interview de la soldate israelienne dont le nom sera à jamais attaché à ces photos, on se rend surtout compte qu’elle n’est pas très intelligente et que sa réputation est à jamais entachée. Les jeunes doivent tous les jours faire avec leur réputation. Et ça ne change pas avec Internet.

Pour finir, elle parle des quatre leviers de Lawrence Lessig pour que les choses changent : le marché, la loi, les normes sociales et la technologie. Il faut jouer avec ces quatre leviers pour faire évoluer la société. Pour ces différents problèmes, le marché et la technologie sont trop dispersés. Il faut donc faire évoluer nos normes sociales et se baser sur la loi, qui a le désavantage de ne pas être très rapide, pour résoudre les plus grands problèmes.

L’heure accordée à notre entretien est bientôt terminée, danah espère que l’annonce de Places par Mark Zuckerberg ne va pas l’obliger à lire toutes la soirées les nouvelles normes de confidentialités de Facebook et les brèches que cette nouvelle fonctionnalité va ouvrir. D’ailleurs, elle en est convaincue, le futur se jouera sur le mobile et la localisation. Est-ce que Facebook fera partie de ce futur ? On n’a pas la réponse. Il y a dix ans, on pensait que Yahoo serait le plus gros. La question est donc de savoir jusqu’à quel point Facebook va se mettre ses utilisateurs à dos. Et à quel moment le coût social d’utilisation d’un tel réseau social sera plus important que les bénéfices qu’on en tire.

En me relevant, je regarde une dernière fois les voiliers sur la rivière Charles et elle me raconte la beauté de la rivière en hiver quand celle-ci est gelée et que les gens patinent dessus. Où l’amusement qu’elle peut avoir à regarder les jeunes marins tomber pendant leurs cours de voilier.

Patiner, tomber, se relever. La vie tout simplement. En ligne ou hors ligne.

Illustrations CC FlickR par Ewan McIntosh, Peter the Repeater

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