Menaces sur l’Etat moderne

Le 1 mai 2011

Les démocraties occidentales font face à une double menace : la surpuissance des entreprises et la montée de l'influence de la société civile grâce à internet. Ces contraintes sont-elles en train de tuer l'état?

Article initialement publié sur OWNI.eu

Sauf mention contraire, tous les liens contenus dans cet article sont en anglais.

Les révolutions au Moyen-Orient tiennent du darwinisme politique. Les États autoritaires post-coloniaux, si bien adaptés au XXe siècle, se retrouvent absolument inadaptés au XXIe siècle. La télévision par satellite a comblé le vide de l’information ôtant ainsi aux tyrans la possibilité de déterminer seuls la réalité politique, tandis qu’Internet a permis des mobilisations réelles autour de revendications partagées dont on ne prend souvent conscience qu’une fois que les gens sont véritablement dans la rue. La stabilité politique et la légitimité des gouvernements tels qu’on se les représentait jusqu’à maintenant sont dès lors chamboulés.

La chute des États post-coloniaux est moins perçue par les démocraties occidentales comme une surprise que comme une menace. Pressées par le haut par les entreprises, et par le bas par un pluralisme en développement constant, les démocraties occidentales – ces chantres du progrès – sont extrêmement mises sous pression.

C’est économique, abruti

La première origine de cette angoisse existentielle est évidemment l’économie. L’État moderne n’est plus auto-suffisant. En mars dernier, les dirigeants de l’Union Européenne ont annoncé la création d’un filet de sécurité permanent de 700 milliards de dollars afin de rassurer les investisseurs. L’annonce est passée quasi inaperçue en raison de la démission du Premier Ministre portugais à cause du rejet du budget d’austérité par le Parlement, présageant une nouvelle faillite en Europe après celles de l’Irlande et de la Grèce.

Il y a plusieurs causes à ces difficultés économiques. Elles sont en partie dues à la perte de compétitivité et au ralentissement de la croissance économique parce que les sociétés financières et de service restent dans les pays occidentaux alors que l’industrie se délocalise vers à l’Est et le Sud. L’essentiel du problème est qu’en réponse à leurs citoyens, les démocraties Occidentales se sont engagées à payer des services alors qu’elle ne peuvent plus se le permettre. En Europe, ce sont les pensions du secteur public, aux États-Unis les dépenses publiques pour les programmes Medicare et Medicaid.

Aux États-Unis, des entreprises comme General Electric et Google trouvent des moyens toujours plus ingénieux de ne pas payer d’impôts alors même que le coût des dispositifs pour le troisième âge augmente avec le vieillissement de la génération du Baby Boom. Ce qui signifie qu’il y a moins d’argent qui rentre, et plus qui sort des caisses de l’État. Et la débauche d’emprunt qui a permis aux États-Unis et autres de se maintenir, ne pourra pas durer éternellement.

C’est un problème existentiel pour les démocraties occidentales parce que les retraites du secteur public et autres dépenses de sécurité sociale ne sont pas clientélistes ou le résultat de lobbying privé : elles bénéficient vraiment aux citoyens. Si ces programmes prenaient fin (improbable) ou étaient réduits à son plus simple appareil (plus probable), les classes moyennes perdraient un soutien capital qui leur permet de connaitre leur niveau de vie actuel, ceci au profit de ceux qui ne sont plus en âge de travailler. Le renforcement des classes moyennes – avec ses effets positifs pour la culture, la santé publique, la stabilité politique et le bonheur humain – n’était-il pas justement l’une des grandes victoires de la démocratie occidentale ? Si les démocraties ne peuvent plus se permettre de subventionner les classes moyennes, le modèle de développement économique de la Chine basé sur l’autocratie risque bien d’apparaitre plus attrayant encore.

Et le réseau n’aidera pas

Alors que les deux structures hiérarchiques traditionnelles – les gouvernements et les entreprises – se battent pour la domination, le réseau ajoute de la complexité. Si le pouvoir au peuple peut signifier la fin de l’autocratie dans les dictatures, dans les démocraties la liberté du peuple de former des associations conduit à la formation de groupes d’intérêt divers. Nous voulons cette liberté qui permet à 37 groupes de protection de la Côte du Golfe [ndlr: du Mexique] et 520 groupes pour l’alphabétisation des enfants d’exister, ce pluralisme signifie en réalité fragmentation, puisque l’argent et l’assistance sont divisés dans des unités infiniment plus petites et forcément moins puissantes.

Dans un État avec quelques organisations hiérarchiques de lobbying comme l’AARP (pour les personnes âgées aux US) et le Sierra Club (organisation environnementale), les membres du gouvernement espèrent s’engager avec ces groupes de façon utile. Mais avec l’émergence du réseau et de l’accessibilité des outils de publication, de donation, et de mobilisation, la fragmentation ne fait que s’accélérer. La volatilisation des grandes organisations engendre plus de groupes de citoyens, plus de campagnes, plus de revendications, plus de pétitions en ligne, et toujours plus d’emails. Même un homme politique consciencieux ne dispose que d’une attention et d’un temps extrêmement limités. Et compte tenu de l’intensité des demandes des citoyens, ils auront tendance à se concentrer sur les intérêts de ceux qui peuvent leur donner l’argent dont ils ont besoin pour se faire élire, renforçant ainsi involontairement les intérêts de ceux qui ont de l’argent.

Et bien sur, le pluralisme sera aussi assujetti à une étiquette de prix, chaque groupe demandant son dû pour telle subvention ou tel programme gouvernemental, mettant ainsi une pression économique supplémentaire sur l’État..

Et ensuite ?

L’État démocratique moderne fait face à une double menace : les déficits fiscaux et le surplus d’information. Il est ainsi soumis à une pression extrêmement forte, de la part des intérêts des hiérarchies traditionnelles ainsi que de la part des campagnes en lignes. Et alors que la crise à court terme est avant tout fiscale, elle concerne à long terme la gestion de l’abondance d’information et de voix citoyennes.

De nouvelles institutions seront nécessaires pour faire face aux demandes des citoyens. Mais déjà les capacités financières des États se réduisent à mesure que la capacité des citoyens de se faire entendre augmente.

Le théoricien biologiste Stuart Kaufman parle d’un “possible adjacent”, qui est déjà à un stade plus loin que le présent. Aujourd’hui il semble – du moins aux États-Unis – que les forces hiérarchiques des entreprises soient plus fortes que les gouvernements et que les groupes citoyens, fragmentés. Du coup, la résolution des problèmes existentiels des démocraties Occidentales sera dans la diminution du pouvoir et des ressources financières de l’État, qui aboutira à une augmentation du fossé entre une minorité de riches et la masse de pauvres, renvoyant ces riches nations à l’état de pays en développement. De fait, un “possible adjacent” dans lequel les peuples des démocraties Occidentales seraient en mesure d’exploiter la puissance du réseau et de parler d’une seule voix – comme l’ont fait récemment les Égyptiens – semble très improbable.

Mais même s’il semble que nous nous dirigions vers un état anémique avec des entreprises surpuissantes et une société civile fragmentée, cette voie là n’est pas non plus un avenir certain. Tout comme les états arabes post-coloniaux se sont retrouvés inadaptés face à des citoyens informés, connectés, et unis d’une seule voix, les citoyens Occidentaux peuvent aussi exiger que leurs dirigeants prennent des décisions financières pour l’intérêt général. Mais cela signifie aussi de changer le mode de vie occidental que nous ne pouvons plus nous permettre aujourd’hui. Cela implique des changements radicaux au niveau de chaque individu.

En tant que citoyens, nous pouvons maintenant élever nos voix plus efficacement que jamais, mais nous ne savons pas toujours quoi dire.


Cet article a été initialement publié sur Meta-Activism Project sous le titre : “Moderne State Under Attacks”

Crédit illustrations Michael Thompson (Freestylee)

Traduction Stanislas Jourdan & Pierre Alonso

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